LE RÊVE DU PIED D'ELEPHANT


 

             Un rêve qui revenait constamment entre six et douze ans : pas de souvenir direct du rêve même, seulement de l’instant du réveil. Depuis l’enfance, il porte le nom de « pied d’éléphant ». Voici ce qui se passait à chaque fois : la première chose qu’on se disait en se réveillant, c’était que cette fois non plus on n’arrivait pas à se rappeler ce dont il s’agissait vraiment. Ce n’était ni une histoire qu’on avait oubliée, ni un détail singulier, rien d’angoissant ou qu’on aurait désiré. Mais s’il avait fallu choisir entre les quatre, cela ressemblait plus à quelque chose qu’on désirait. Il s’agissait d’un objet, ou plutôt de la sensation que l’objet déclenchait quand on le touchait avec la main. À chaque réveil, le même examen furtif commençait. (Car on avait retenu des précédentes expériences que les souvenirs disparaissent d’autant plus vite qu’on les interroge avec précision.) Le mieux à faire était de rester allongé sur le dos, les yeux fermés, pour ne pas s’éveiller tout à fait. Si on y parvenait, il n’y avait pas de raison que le reste ne se déroule pas avec succès. Souvent on pouvait ainsi entrevoir l’objet qu’on avait vu en rêve, même si cela n’avait rien à voir avec ce qu’on retient d’ordinaire d’un rêve. En restant immobile dans le lit, on avait tout d’un coup l’impression, la certitude de le tenir. Il s’agissait d’un très gros tronc, pourtant très facile à matérialiser en prenant le pouce de la main droite entre l’index et le pouce gauches, mais sans appuyer pour éviter de se demander si c’était son propre pouce ou celui d’un autre. Sinon, on avait soudain la sensation que c’était son propre pouce qu’on touchait. Après l’avoir fait d’un geste régulier et nonchalant, on se concentrait sur les doigts qui touchaient le pouce ; ainsi on sentait la main gauche. Les doigts touchaient quelque chose, et que ce fût un pouce ou un morceau de bois, cela revenait au même ; ce qu’on sentait, c’était la chaleur et la pression des doigts. Après, l’attention se portait lentement et patiemment sur le pouce. Après un moment qui semblait avoir duré des jours entiers, le regard se déplaçait des deux doigts vers le pouce pour se poser finalement sur lui ; on commençait alors à le percevoir comme une masse homogène. Il était impossible de déterminer la forme de l’objet du rêve dont le pouce n’avait été que le déclencheur. Même la surface, par sa substance et sa couleur, était difficile à distinguer. Elle semblait grossière et craquelée, sans pour autant provoquer de sensations particulières au toucher. La forme, grande et sans bords, faisait penser à quelque chose d’organique et non à un objet. La couleur s’accordait si bien avec la forme et la surface qu’il était difficile de les définir isolément et par rapport aux autres. Même si on avait du mal à distinguer la couleur en tant que telle, elle semblait permettre à la mémoire d’approcher au mieux le rêve même. C’était marron; marron gris ou tirant sur le rouge, ce n’était pas clair. On ne pouvait pas vraiment parler de couleur, tant elle en manquait. Elle semblait avoir absorbé toutes les nuances possibles de la palette chromatique et s’être immobilisée, telle une moraine. Aussi ne pouvait-elle pas inspirer grand-chose à celui qui la regardait. En outre, cette non-couleur avait la propriété de masquer les contours et les proportions de l’objet qu’elle couvrait, si bien qu’on ne pouvait plus le regarder que par rapport aux choses qui l’entouraient, car tout ce qui faisait ses qualités propres avait disparu. On pouvait dire que si tout ce qui entourait l’objet avait été couvert de cette couleur, ni l’œil ni le jugement n’auraient pu distinguer quoi que ce soit. Cet effet qu’elle avait sur le regard ne l’empêchait pas d’en avoir un autre, plus surprenant encore. Elle se fondait sans transition dans la substance du pouce, tant et si bien qu’on avait la ferme impression que c’était elle aussi qui déterminait la sensation tactile. Car ce qui était difficile à déterminer par le toucher et qui semblait le plus à même de mener au rêve, c’était d’en percevoir le volume. Quand on commençait à sentir le volume au bout des doigts, il fallait faire quelque chose, sans quoi il nous échappait. On relâchait donc le pouce et, après avoir laissé un court instant le pouce et l’index de l’autre main dans la même position, on les rapprochait l’un de l’autre, très lentement et sans interruption. (Et cela, bien sûr, toujours couché, les yeux fixés au plafond ou fermés.) Avant même que le pouce et l’index ne se touchent, on ressent à nouveau le volume se déployer en soi-même. Les deux doigts finissent par se toucher après un moment qui avait paru très long, tant ils semblaient éloignés l’un de l’autre. La pression qu’ils exercent l’un sur l’autre est difficile à estimer. Elle peut varier. Avant même de le toucher, on sent de nouveau l’objet au bout des doigts. Il est très grand et paraît pourtant, entre les doigts, plus petit qu’un saphir. De toute façon, cette impression ne dure pas très longtemps, et il faut attendre que le rêve revienne pour essayer de retrouver le pied d’éléphant. Du rêve lui-même, on ne peut rien dire de précis, si ce n’est qu’on essaie de le reconstruire.